Famille Watson

Rahmi aime Thomas. Elle l’a toujours aimé. Mais ces derniers temps, elle n’en peut plus. Trop de fatigue, trop de silence, trop de boue. Elle le regarde s’acharner sur la ferme familiale, s’y épuiser sans jamais écouter. Dès qu’elle essaie de lui parler, Thomas se ferme. Il ne répond pas, il encaisse. Et s’il ouvre la bouche, c’est pour se défendre avec des arguments qu’elle juge faux. Et surtout, toujours les mêmes.
Thomas, lui, n’entend plus que des reproches.
Ce qu’il entend dans la voix de Rahmi, ce ne sont pas des appels à l’aide, mais
des critiques. Il ne comprend pas comment elle peut lui demander de laisser
tomber la ferme de ses arrière arrière-grands-parents paternels, ce domaine
transmis de père en fils, le seul endroit où il se sente entier.
Mais Rahmi n’en peut plus. Un jour, elle prend
les enfants et part. Elle s’installe à San Myshuno, pensant que cette
séparation provoquera un déclic chez Thomas. Et elle revit. La ville, la
lumière, le rythme. Une part d’elle-même, longtemps ensevelie sous les bottes
crottées, refait surface.

Un soir, en rentrant du travail, Rahmi
découvre Thomas assis dans son salon, en train de jouer avec Imran. La scène
est douce, mais tout semble déplacé.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-elle,
méfiante.
Thomas se redresse. Il avait prévu de lui
parler. De lui dire qu’il avait changé d’avis. Il voulait d’abord demander la
garde exclusive d’Imran, puis il avait trouvé ça cruel. Finalement, il avait
seulement glissé la demande de divorce dans la boîte aux lettres, sans demande
de garde, sans bataille. Il voulait parler, apaiser. Mais là, il a juste joué
avec son fils, oublié pourquoi il était venu.
— Tu aurais dû prévenir. Tu ne vis plus ici,
dit Rahmi, froide.
Il repart, la gorge nouée. Et plus il repense
à cette conversation, plus il bout. Elle est partie avec les enfants. Fini les
plaintes de Rashida qui « quine » pour un peu de
boue sur ses chaussures. Maira est une fille, elle finira bien par devenir
comme sa mère.
Mais Imran aime la ferme, lui. Il aime la terre, les animaux, l’air
libre. Thomas se dit qu’il
devrait lui proposer de rester avec lui.
Il en parle à Imran. Et, sans méchanceté,
l’enfant le répète à sa mère :
— Papa dit que tu vas avoir des papiers, et
que moi je vais pouvoir rester avec lui à la ferme.
Rahmi accuse le coup. Encore cette idée.
Encore Thomas qui décide sans elle. Il ne comprend toujours pas.
Mais Thomas a changé d’avis. Il ne veut plus
lui retirer son fils. Il trouve ça injuste. Alors il revient. Il veut lui
parler. Il monte, alors que la pochette est déjà dans la boîte aux lettres.
Mais cette fois, tout dérape.
Rahmi est tendue. La fatigue de la journée,
les souvenirs, les blessures. Thomas parle, mais s’agace rapidement. Il veut se
justifier, dire qu’il a changé d’avis, qu’il a laissé les papiers, qu’il est
prêt à discuter. Mais au lieu de s’expliquer, il s’énerve. Sa voix monte. Il
n’écoute plus. Il déverse des reproches, se défend, accuse. Encore.
Et Rahmi, debout dans son salon, n’en peut
plus.
"Thomas est méchant avec moi. S’il
continue, je vais divorcer."
C’est ce qu’elle ressent. Ce n’est même plus
une menace. C’est une évidence.
Et comme il ne se tait pas, comme il continue
de parler, encore, de cette ferme, de ses efforts, de ce qu’elle ne
comprendrait jamais…
Elle divorce. Là. Immédiatement.

Le choc est brutal. Même le jeu ne lui laisse
pas le temps de répondre. Le geste est irréversible.
Thomas reste planté là, sidéré. La pochette
dans la boîte aux lettres n’a plus de sens. Il voulait du calme. Un dialogue.
Une fin en douceur. Mais il a perdu le contrôle, et Rahmi l’a coupé net.
Elle ferme la porte sans un mot de plus. Il
s’en va, lentement, vidé.
Quelques jours plus tard, ils tentent une
thérapie. Thomas propose, Rahmi accepte. Par respect, par espoir peut-être.
Mais rien n’y fait. Les blessures sont trop profondes, les attentes trop
différentes. Les mots ne se rejoignent plus.
Alors, ils signent les papiers. Officiellement
cette fois.
Sans haine. Sans rancune. Juste le constat que
leur histoire est terminée.
Rahmi reste à San Myshuno avec les enfants.
Elle reconstruit leur quotidien. Rashida rêve de haute couture et refuse encore
de marcher dans une flaque. Maira développe une passion pour les plantes en
pot. Et Imran partage son temps entre deux mondes : celui de sa mère,
fait de verre et de ville, et celui de son père, où
la terre continue de vivre, même
sans eux.
Thomas retourne à la ferme. Seul, mais un peu
plus libre. Il entretient la terre. Il en prend soin. Ce n’est plus un héritage
imposé. C’est devenu un refuge.

Et quelque part, malgré tout ce qu’ils ont
traversé, ils restent une famille. Différente. Fragmentée. Mais vivante.
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